dimanche 1 janvier 2012

 L'encyclopédie du savoir relatif et absolu

UN JOUR FATALEMENT : Un jour, fatalement, des doigts se poseront sur ces pages, des yeux lécheront ces mots, des cervelles en interpréteront le sens.
Je ne veux pas que ce moment arrive trop tôt. Les conséquences pourraient en être terribles. Et à l’heure où j’écris ces phrases, je lutte encore pour préserver mon secret.
Cependant, il faudra bien qu’un jour l’on sache ce qui s’est passé. Même les secrets les plus profondément enfouis finissent par remonter à la surface du lac. Le temps est leur pire ennemi. Qui que vous soyez, tout d’abord je vous salue. Au moment où vous me lisez, je suis probablement mort depuis une dizaine, voire une centaine d’années. Du moins je l’espère.
Je regrette parfois d’avoir accédé à cette connaissance. Mais je suis un humain, et même si ma solidarité d’espèce est en ce moment à son plus bas échelon, je sais tous les devoirs que me donne le seul fait d’être né un jour parmi vous, hommes de cet univers. Je dois transmettre mon histoire.
Toutes les histoires se ressemblent, à y voir d’un peu près. Il y a au début un sujet « en devenir » qui dort. Il subit une crise. Cette crise le force à réagir. Selon son comportement, il mourra ou il évoluera, la première histoire que je vais vous raconter est celle de notre univers. Parce que nous vivons à l’intérieur. Et parce que toutes les choses, petites et grandes, répondent aux mêmes lois et connaissent les mêmes liens d’interdépendance.
Par exemple, vous qui tournez cette page, vous frottez en un point votre index contre la cellulose du papier. De ce contact naît un échauffement infime. Un échauffement toutefois bien réel. Rapporté dans l’infiniment petit, cet échauffement provoque le saut d’un électron qui quitte son atome et vient ensuite percuter une autre particule.
Mais cette particule est en fait, « relativement » à elle-même, immense. Si bien que le choc avec l’électron est pour elle un véritable bouleversement. Avant, elle était inerte, vide, froide. À cause de votre « tournée » de page, la voici en crise. De gigantesques flammèches la zèbrent. Rien que par ce geste, vous avez provoqué quelque chose dont vous ne saurez jamais toutes les conséquences. Des mondes sont peut-être nés, avec des gens dessus, et ces gens vont découvrir la métallurgie, la cuisine provençale et les voyages stellaires. Ils pourront même se révéler plus intelligents que nous. Et ils n’auraient jamais existé si vous n’aviez pas eu ce livre entre les mains et si votre doigt n’avait pas provoqué un échauffement, précisément à cet endroit du papier. Pareillement, notre univers trouve sûrement sa place lui aussi dans un coin de page de livre, une semelle de chaussure ou la mousse d’une canette de bière de quelque autre civilisation géante. Notre génération n’aura sans doute jamais les moyens de le vérifier. Mais ce que nous savons, c’est qu’il y a bien longtemps notre univers, ou en tout cas la particule qui contient notre univers, était vide, froid, noir, immobile. Et puis quelqu’un ou quelque chose a provoqué la crise. On a tourné une page, on a marché sur une pierre, on a raclé la mousse d’une canette de bière. Toujours est-il qu’il y a eu un traumatisme. Notre particule s’est réveillée. Chez nous, on le sait, ça a été une gigantesque explosion. On l’a nommée Big Bang.
Chaque seconde, dans l’infiniment grand, dans l’infiniment petit, dans l’infiniment lointain, il y a peut-être un univers qui naît comme le nôtre est né il y a plus de quinze milliards d’années, les autres, on ne les connaît pas. Mais pour le nôtre on sait que ça a commencé par l’explosion de l’atome le plus « petit » et le plus « simple » : l’hydrogène.
Imaginez donc ce vaste espace de silence soudain réveillé par une déflagration titanesque. Pourquoi a-t-on tourné la page, là-haut ? Pourquoi a-t-on raclé la mousse de la bière ? Peu importe. Toujours est-il que l’hydrogène brûle, explose, grille. Une lumière immense raye l’espace immaculé. Crise. Les choses immobiles prennent un mouvement. Les choses froides chauffent. Les choses silencieuses bourdonnent.
Dans le brasier initial l’hydrogène se transforme en hélium, l’atome à peine plus complexe que lui. Mais déjà, de cette transformation on peut déduire la première grande règle du jeu de notre univers : TOUJOURS PLUS COMPLEXE.
Cette règle semble évidente. Mais rien ne prouve que dans les univers voisins elle ne soit pas différente. Ailleurs, c’est peut-être TOUJOURS PLUS CHAUD, OU TOUJOURS PLUS DUR OU TOUJOURS PLUS DRÔLE.
Chez nous aussi les choses deviennent plus chaudes, ou plus dures ou plus drôles, mais ce n’est pas la loi initiale. Ce ne sont que des à-côtés. Notre loi racine, celle autour de laquelle s’organisent toutes les autres, est : TOUJOURS PLUS COMPLEXE.
Edmond Wells,
Encyclopédie du savoir relatif et absolu.



    Le passage que nous allons étudier est extrait de l’Encyclopédie du savoir relatif et absolu (des fragments apparaissent tout au long de la narration du roman), ouvrage fictif de Edmond Wells, oncle du héros humain, Jonathan. Edmond est un scientifique que l’on pourrait qualifier d’étrange aux regard de la norme, notamment par son caractère asocial. Il a beaucoup étudié les fourmis et leur porte une affection particulière. Plusieurs de ses articles sont d’ailleurs consacrés à elles.

     L’article de l’encyclopédie en question n’a pas pour sujet les fourmis, on s’intéresse ici à l’univers. L’auteur y expose une théorie scientifique qui va s’inscrire directement dans le cadre de la science-fiction. Sa théorie est, que dès que l’on touche quelque chose, « Par exemple, vous qui tournez cette page, vous frottez en un point votre index contre la cellulose de papier », cela créera un univers. Il exprime le fait que par la simple chaleur dégagée sur une surface cela engendre un espace-temps aussi, voire même plus complexe que le notre. Il compare même ce phénomène à notre « Big Bang » (qui est à ce jour la théorie la plus répandue de la naissance de nos mondes) en expliquant qu’il résulte de ce même principe, «  On a tourné une page, on a marché sur une pierre, on a raclé la mousse d’une canette de bière ». Ce qui signifie par conséquent que nous sommes une entité minuscule au sein d’une autre gigantesque que « notre univers trouve sûrement sa place lui aussi dans un coin de page de livre, une semelle de chaussure ou la mousse d’une canette de bière de quelque autre civilisation géante ».

     Nous avons soumis aux professeurs de physique-chimie de notre lycée cette théorie. Tous deux sont d’accord pour dire que dans le fond c’est exact. Cependant, l’auteur n’est pas toujours très clair quant aux termes utilisés. Par exemple, il dit « échauffement » et puis « flammèche » mais c’est une image. Il n’est pas correct de dire qu’il y a une « flammèche » qui attaque la feuille de papier. Comme l’on répété plusieurs fois les physiciens, c’est une IMAGE. Ainsi, l’auteur peut faire comprendre d’une manière imagée les mécanismes complexe de notre Univers.

      Pourquoi modifier à ce point la réalité scientifique ?

     C’est tout d’abord le propre de la science-fiction. Comme son nom l’indique, cela doit servir la fiction, donc divertir le lecteur. En effet, rien de plus excitant que de se dire que nous créons des univers à la chaîne dans nos moindres mouvement. Toutefois, la littérature ne doit pas se limiter à la fiction, elle doit avoir un sens, être instructive pour le lecteur. Par le fond de vérité de cet extrait, Bernard Werber légitime son argumentation littéraire. Ainsi, il montre, en particulier par le ridicule des exemples comme « la mousse d’une canette de bière » (qui pourrait même ici être l’hôte de notre univers), l’insignifiance des Hommes et de l’Univers dans ce que l’on pourrait considérer comme une dénonciation de notre croyance en une humanité et un monde supérieurs et centraux.